"Jésus, cette homme est-il Dieu ?", Il est Vivant, Déc.-Jan. 2000

Qui est Jésus ?
Deux milliards d'êtres humains se réclament aujourd'hui de Jésus. On est certain que Jésus a existé historiquement, on sait où et quand il a vécu. Cet homme a tellement marqué l'histoire humaine que 2000 ans après, c'est à partir de lui que l'on compte les années de notre calendrier. Alors, qui est cet homme pour produire un tel effet ?

On ne peut pas comprendre l'effet que l'action et la parole de Jésus ont eu sur la foule, si on ignore l'ambiance de l'époque. Israël est alors un petit pays occupé par les Romains. Or, et c'est là un cas singulier dans l'Empire, on y croit non pas en une multitude de divinités, mais en un Dieu unique : Il est créateur de tout l'univers, Il a choisi cette nation unique, Israël, pour qu'elle l'adore et témoigne de Lui. Avec une telle foi, on supporte très mal l'occupation militaire par un peuple païen qui adore de faux dieux.

Or justement, depuis plusieurs siècles, des prophètes ont annoncé à Israël que Dieu enverrait un libérateur, un « messie », c'est-à-dire un « homme oint », mis à part. Beaucoup croient que cette venue est pour très bientôt, que ce messie prendra les armes et débarrassera Israël de l'occupant romain.

Dans ces conditions, l'ambiance est plus que tendue. Vers les années 30-40, un chef des juifs, Gamaliel, en témoigne : « Dernièrement, a paru Theudas, qui se disait quelqu'un. Il a rallié environ 400 hommes. Il a été tué, et tous ceux qui l'avaient suivi ont été mis en déroute. Il n'en reste rien. Après lui, à l'époque du recensement, a paru Judas le Galiléen. Il a entraîné du monde à sa suite, mais il a péri, lui aussi, et ceux qui l'avaient suivi ont été dispersés » (Ac, 5, 36-37). Quelques dizaines d'années après Jésus, divers soulèvements auront encore lieu. Les Romains les écraseront sans pitié, allant même jusqu'à détruire la ville de Jérusalem et son temple en l'an 70.


Le libérateur d'Israël ?

C'est dans cette ambiance surchauffée que Jésus a commencé sa vie publique. On imagine tout de suite les questions que les gens se posaient: «Est-ce lui le messie, le libérateur d'Israël? » Or le comportement de Jésus à ce sujet est une énigme au plan historique. - Publiquement, il a tout fait pour échapper aux récupérations politiques. Déjà, il a une curieuse manière de choisir ses disciples les plus proches: parmi eux, on trouve Simon le Zélote (c'est-à-dire « le résistant »), et aussi Matthieu le Publicain (c'est-à-dire « le collabo », le percepteur d'impôts au service de l'occupant). Quelle personnalité pourrait faire tenir dans le même groupe deux hommes aux choix politiques aussi contrastés ?

Par ailleurs, il arrive à Jésus de soulever un tel enthousiasme que les foules veulent le faire roi sur le champ... mais lui ne trouve alors rien de mieux que de s'échapper et de se cacher (Jn, 6). Par des questions pièges, certains essaient de lui faire prendre position au plan politique : « Est-il permis de payer l'impôt à César ? » Mais tout à fait volontairement, Jésus refuse le débat : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. »

- En privé par contre, à ses disciples les plus proches, Jésus affirme clairement qu'il est le Messie, mais, nous dit le texte, « il leur enjoignit sévèrement de n'en parler à personne » (Mc, 8). De même, à plusieurs reprises, Jésus interdit à ceux qu'il a guéris de diffuser cette information.


Une personnalité

Puissante et décidée

On se trouve donc devant une énigme historique : d'un côté, il est certain que Jésus se comprenait comme le Messie et qu'il attirait les foules à lui ; mais de l'autre, il craignait leur enthousiasme, et ne voulait pas être récupéré par leurs intérêts nationalistes immédiats. Serait-ce, l'expression d'un esprit timoré, qui ne sut jamais quand et comment prendre le pouvoir ? Hypothèse absurde ! Quand on lit l'ensemble des témoignages qui le concernent, Jésus se montre tout le contraire d'un homme hésitant. Sa personnalité est puissante et décidée. Sans dévier ni à droite ni à gauche, il suit la ligne de conduite qu'il s'est fixée.

Mais tel est pour nous le mystère : quelle était donc la clé de cette ligne de conduite ?

Cette question est d'autant plus troublante que Jésus choisit manifestement le pire des moments pour dire publiquement qu'il es le Messie : devant le tribunal des chefs du peuple, qui l'ont fait arrêter et qui n'attendent que ça pour le faire, mettre à mort. C'est d'ailleurs bien ce qui ce passe suite à cette déclaration : en manipulant l'occupant romain qui a peur de tous les mouvements de foule, les chefs du peuple obtiennent de Pilate la mise à mort de Jésus sur une croix.


La vraie libération

Alors, qu'est-ce que Jésus voulait vraiment

Lui dont l'enseignement témoigne d'une connaissance étonnante des ressorts de la vie humaine, pouvait-il ignorer où le conduiraient ses paroles ?

La seule explications plausible à des donnée historiques apparemment si étranges est la suivante : Jésus avait conscience d'être le Messie, mais il voyait sa mission autrement que les foules et les pouvoirs politiques. Il voulait libérer les hommes, mais bien plus profondément que les mentalités communes ne le comprenaient. Tout l'enseignement de Jésus que nous transmettent les évangiles témoigne : à quoi sert-il de vivre dans un pays libre si le coeur de l'homme est rempli d'esclavages, ou comme Jésus le dit, "à quoi sert-il de gagner le monde si l'on perd son âme ? » (Mc 8, 36).

A partir de là, tout s'éclaire : conformément à ses dires, Jésus

n'a pas cherché à, « gagner le monde », c'est ta-dire le pouvoir et la richesse. Toutes ses paroles montrent qu'il a pensé, comme Messie, apporter la

vraie libération aux hommes, celle de l'amour, en donnant sa propre vie pour eux.


Un nouveau prophète ?

En Israël, quand un homme commençait à prêcher à la foule, on pensait aux prophètes d'autrefois, Elie, Elisée, Osée, Isaïe et tant d'autres, que Dieu avait chargés de transmettre sa parole. Et on se demandait :

est-ce un nouveau prophète ? Par son intermédiaire, Dieu veut-il nous parler ? C'est bien ce qui se passa pour Jésus. Un jour, il posa cette question à ses disciples : « Au dire des gens, qui suis-je ? » Ils lui répondirent : « Jean-Baptiste, pour d'autres Élie, pour d'autres un des prophètes... » (Mc, 8, 27-28).

Jésus, par certains traits, ressemblait effectivement aux prophètes. Souvent, cependant, son comportement tranchait par rapport au leur. En particulier, on était stupéfait de la force de son autorité : «Il enseignait en homme qui a autorité » (Mt, 7, 29). On vient même parfois lui poser la question : « Par quelle autorité fais-tu cela ? » (Mc, 1 1, 28). Curieusement, Jésus fuit ces questions.


A l'égale de Dieu

À regarder attentivement comment Jésus parlait et agissait, on ne peut en effet qu'être stupéfait. Prenons quelques exemples : - Quand ils transmettaient un message divin, les prophètes le faisaient comprendre en insérant dans leurs discours l'expression : « Parole du Seigneur ». Cela signifiait : ce que je vous dis là ne vient pas de moi, mais de Dieu. Jésus n'utilise jamais cette expression. Il est par contre prouvé historiquement qu'il émaillait ses discours de l'expression : « En vérité, je vous le dis... » Là où les prophètes se référaient à Dieu, Jésus se réfère à lui-même. N'est-ce pas suggérer que son autorité est directement divine ?

- En d'autres occasions, Jésus dit, par exemple : « Vous avez appris qu'il a été dit : Tu ne tueras pas. » Ce « Il a été dit » (Mt, 5, 21) était à l'époque une formule courante pour désigner Dieu sans le nommer explicitement. « Tu ne tueras pas » est bien un commandement de Dieu. Or, Jésus ajoute « Eh bien ! moi je vous dis quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal... » (Mt, 5, 21). Jésus semble donc situer sa propre parole à l'égal des commandements de Dieu. Il se montre ainsi d'une liberté extraordinaire pour interpréter la Loi divine d'une manière radicalement neuve pour son auditoire.

- Mais ce n'est pas tout Jésus exige de ses disciples une attitude envers lui que Dieu seul est normalement habilité à demander. Ainsi va-t-il jusqu'à dire: « Qui aime son père et sa mère plus que moi n'est pas digne de moi. Qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi... Qui aura perdu sa vie à cause de moi la trouvera. » (Mt, 10). Un simple homme, ou même prophète, a-t-il le droit d'imposer des exigence ,.aussi radicales à ses disciples ? Or de telles paroles ne sont pas exceptionnelles. Elles reflètent le la part de Jésus une attitude constante. Par exemple, à un homme venu lui demander conseil, Jésus dit: « Va, vends tout ce ,que tu as, donne-le aux pauvres, puis viens et suis moi ! » (Mc, 10, 21).

- On a vu ailleurs que Jésus pardonne les péchés. Or un péché est une offense faite à Dieu, et les Contradicteurs de Jésus n'ont pas tort de penser que Dieu seul peut les pardonner. Jésus ne nie pas cela, mais il prouve par un miracle son droit de pardonner les péchés.

On pourrait multiplier les exemples : très nombreux sont les détails du Comportement de Jésus à travers lesquels il s'affirme implicitement comme Dieu. Les contradicteurs Jésus ne s'y sont d'ailleurs pas trompés. Ils lui disent : « Tu blasphèmes. Toi qui n'es qu'un homme, tu te fais Dieu » (Jn, 10, 33). De fait, que dire d'un homme qui suggère par tout son comportement qu'il est Dieu ? Si nous rencontrions un tel homme aujourd'hui, que penserions-nous ?


Il appelle Dieu «- Papa »

La vie et les paroles de Jésus témoignent d'un autre paradoxe. D'un côté, tout le comportement de Jésus semble suggérer qu'il se présente comme Dieu lui-même. D'un autre côté, cependant, Jésus parle de Dieu : il l'appelle « le Père », ou « votre Père », mais aussi et surtout « mon Père ». C'est là encore une nouveauté. Les mentalités de l'époque acceptaient certes quelques références à la paternité de Dieu, mais elles étaient lointaines et rares. On préfère parler de l'Éternel, du Très-Haut ou du Tout-Puissant ; on ose même à peine le nommer directement tant on révère sa majesté et sa grandeur. Or c'est avec Jésus que Dieu commence à être appelé abondamment « Père ». Cela suggère une intimité dont on était si peu coutumier à l'époque qu'elle pouvait même en paraître scandaleuse. Jésus va si loin en la matière qu'il appelle Dieu « Abba », c'est-à-dire « Papa ».

Qui pouvait oser une telle familiarité avec Dieu? Qui pouvait affirmer comme le fait Jésus : « Tout m'a été remis par mon Père, et personne ne connaît le Fils sinon le Père, et personne ne connaît le Père sinon le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler » (Mt, 11, 27) ? Jésus dit ici que lui seul peut apprendre aux hommes qui est le Père, car il est le seul à avoir de Lui une expérience intime, directe et profonde (c'est ce que signifie le verbe « connaître » en araméen, la langue de Jésus).


Qui est-il donc, ce Jésus ?

Les apôtres étaient frappés par cette relation de Jésus à son Père: il lui arrivait souvent de passer la nuit entière en prière, ou de se lever avant le jour pour aller prier seul. C'est un jour après avoir vu Jésus ainsi en prière que désirant entrer dans une relation au Père aussi profonde que la sienne, ils lui demandèrent : « Apprends-nous à prier » (Lc, 1 1). Alors Jésus leur enseigna le « Notre Père », cette prière qui est maintenant dite ou chantée par deux milliards d'hommes de par le monde...

Ainsi, Jésus s'est dit « le Fils de Dieu », et comme l'expliquera plus tard l'un des apôtres, saint Paul, il est venu nous transmettre son Esprit pour que nous devenions des « fils adoptifs ». S'il a une telle autorité, s'il dispose du pouvoir de guérir, s'il peut se permettre de pardonner les péchés, ou de rénover la Loi de Dieu, c'est parce qu'il a reçu tout pouvoir de Dieu le Père. Si son souci des souffrances humaines est tel, c'est parce qu'il représente en tant que Fils le souci que le Père prend de chacun de ses enfants. Enfin, s'il va jusqu'à accepter de mourir sur une croix, c'est parce qu'il est habité par le feu de l'Amour infini de Dieu qui le pousse à donner sa vie pour les hommes. Il meurt en pardonnant à ceux qui l'ont cloué sur la croix, et en disant: « Père, entre tes mains je remets mon esprit. » (Lc, 23, 46).


Des millions de vies bouleversées

Au fond, de quoi nous témoignent les évangiles ? D'une personne, le Christ, dont les paroles, les gestes, le comportement, le caractère, paraissent extrêmement étonnants. Quel homme oserait se prétendre Dieu ? Quel homme pourrait faire les prodiges que fait Jésus ? Quel homme pourrait enseigner une telle sagesse et un tel amour, et non seulement l'enseigner mais le vivre jusqu'au bout ? Quel homme pourrait se montrer en même temps si grand et si humble, si exigeant et si doux, si majestueux et si proche des petits? Quel homme pourrait pardonner à ses bourreaux ce que Jésus leur a pardonné ? Quel homme pourrait vaincre la mort ? Oui, un tel homme paraît plus qu'étrange ! il témoigne d'un amour trop grand et trop beau pour être vrai. Et pourtant...

- Et pourtant, quand on soumet les évangiles à la critique historique la plus acérée, on est obligé de constater qu'ils se révèlent d'une fiabilité surprenante.

À vrai dire, ce qui nous surprend chez Jésus a surpris tout pareillement ses contemporains. Et les évangiles ne nous décrivent rien d'autre à ce sujet que les réactions des hommes de ce temps-là face à cet événement effarant et incroyable, le tout dans une extraordinaire vérité historique, géographique, culturelle et psychologique.

- Et pourtant, ceux qui parmi les hommes ont accepté de se laisser vraiment saisir par la personne du Christ, se sont conformés à lui, c'est-à-dire les saints, ceux-là à leur tour se sont mis à avoir un rayonnement singulier. Que l'on songe à saint Benoît, dont les monastères changèrent le visage de l'Europe, à saint François d'Assise, le troubadour de Dieu, à sainte Jeanne d'Arc, petite jeune fille de dix-sept ans qui inversa le sort d'une guerre, à saint Vincent de Paul, qui créa les premiers services sociaux d'aide aux plus pauvres, à saint Maximilien Kolbe, qui mourut à Auschwitz en chantant avec ses codétenus, à Mère Teresa, qui passa sa vie à ramasser les malades et les mourants sur les trottoirs de Calcutta...

Jésus disait : « Je suis venu allumer un feu sur la terre, et comme il me tarde que ce feu soit allumé ! » (Lc, 12, 49). Ce feu est celui d'un Amour qui saisit le coeur des hommes : découvrant à quel point ils sont aimés, découvrant que cet Amour est victorieux des péchés et de la mort, ils deviennent capables d'aimer à leur tour au-delà des limites humaines habituelles. Oui, qui est-il donc, Celui qui a pu bouleverser à ce point les. hommes et leur

histoire ?...

Par le père Denis Biju-Duval

(Professeur à l'université pontificale du Latran.)